9782246855828-001-T"Je sais maintenant qu'il faut être sérieusement damasquiné du cortex pour oser Compostelle en automne, avec l'hiver en point de mire. On m'avait prévenu. Au soir de cette terrible journée, je ne sens d'ailleurs plus mes jambes. Après des heures et des heures d'une marche qui m'aura brisé le moral et le dos, j'ai fini par trouver un havre improbable où un feu de bois m'a décongelé avant que je me requinque avec une soupe de pois cassés. On m'a aussi servi quelques verres d'un vin grenat, digne du feu nucléaire. Je ne suis pas sûr d'avoir déjà infligé ça à mon estomac, mais les gens d'ici, un papy crevassé surmonté d'un galure médiéval et une mamie en tablier de travail qui ressemble de loin à Mère Teresa, semblent en faire leur carburant avec un certain entrain".

J'ai la main heureuse avec mes lectures en ce moment. J'avais noté ce roman dès sa sortie, me doutant qu'il me plairait et il a été au-delà de mes attentes.

Tristan Talberg est un écrivain dans la soixantaine qui ne produit plus rien depuis la mort de sa femme dont il est inconsolable. Aussi sa surprise est grande quand il apprend qu'il est distingué par le plus grand des prix littéraires, le Nobel.

Mais voilà, il n'en veut pas et il ne veut pas du cirque médiatique qui se profile déjà. Pris de panique, il prend la fuite, la meute est déjà à ses trousses, la police aussi. Un écrivain nobélisable n'a pas le droit de disparaître.

Il se réfugie chez un ami, change de look pour ne pas être reconnu, sa photo est partout et le hasard l'emmène sur les chemins de Compostelle, périple prévu avec sa femme Yseult, mais jamais réalisé à cause de la maladie "la salope" qui a cloué sa bien-aimée dans un fauteuil.Très vite, Talberg va prendre l'habitude d'écrire à sa femme le soir, lui relatant son étape de la journée et revenant sur la vie qu'ils ont menée tous les deux, avant la maladie et après, nous faisant pénétrer dans leur intimité et toucher davantage du doigt le chagrin qui a figé l'écrivain depuis qu'il s'est retrouvé seul.

J'ai aimé ce roman sous tous ses aspects. Il a un style élégant et une érudition discrète. Talberg est accompagné de ses auteurs favoris, cite les grands textes toujours à propos. Il raconte le chemin avec un certain humour, les découragements, mais aussi la légèreté qu'il retrouve à marcher ainsi à son rythme et avec qui il veut.

Mais par-dessus tout, j'ai aimé les lettres qu'il adresse à sa femme. Elles sont d'une beauté à tomber et quelle femme n'aimerait pas les recevoir ! Elles montrent la profondeur de son amour et le manque criant qu'il a de sa présence.

"Je meurs à feu doux de cette pensée obsédante que, malgré toute la force de mon amour, je ne t'ai pas assez aimée, pas comme je l'aurais dû en tout cas, chaque jour, à chaque instant, à chaque seconde, à chaque flèche que me décochait l'horlogerie des heures. Est-ce un crime, une faute ? Je ne sais pas, mais j'en souffre et j'en hurle parfois de douleur."

Un roman de l'an dernier à qui il faut laisser une chance, il la mérite amplement.

L'avis de Dominique Luocine Ptit Lapin

Patrick Tudoret - L'homme qui fuyait le Nobel - 239 pages
Grasset - 2016