417PNW3sKEL

"C'est une ville qui ressemble à toutes les autres, en France. Avec ses habitants qui marchent en titubant sur les trottoirs ; ses fumeurs qui crachent leurs tripes ; ses hommes qui partent au travail tôt le matin, sans que les passants se doutent de ce qu'ils ont fait de leurs mains la nuit passée, de ce qu'ils ont fait de leur sexe cette même nuit ; ses femmes qui courbent la tête et qui végètent dans leur robe de chambre une partie de la matinée, le bol de café rempli à ras bord et le cendrier qui déborde de mégots de cigarettes, ces femmes qui ont bien entendu quelques bruits en provenance de la chambre pendant qu'elles étaient encore sur le canapé, à se persuader que cela provenait de la télé ; ses enfants qui partent à l'école en évacuant déjà les brumes de la nuit passée, puisque les adultes ne trouvent rien à y redire, puisque le quotidien se construit de ces jours d'école et de ces nuits dont il ne faut rien dire".

Un article dans Télérama, un billet de Cathulu, et j'ai emprunté ce livre à la bibliothèque, avec un peu d'appréhension. Je n'en suis pas à ma première lecture sur le sujet, j'ai dû commencer avec "le viol du silence" d'Eva Thomas (1986). C'est triste de lire à peu près la même chose tant d'années après, l'énorme problème de l'inceste ne provoquant toujours pas la prise de conscience nécessaire dans la société.

J'ai vite abandonné mon appréhension devant la force de l'écriture, la précision des mots, sans que rien ne nous transforme en voyeurs à aucun moment. Ce n'est pas seulement l'évocation d'un inceste, c'est celui de la misère sociale, intellectuelle, affective, culturelle de ces populations qui accumulent tous les handicaps. Quand on est petite fille et que l'on grandit là, on ne se rend pas compte que rien ne va, que ce n'est pas une vie normale. On a peur tout le temps et on apprend à se taire.

L'auteure ne dit pas "je", mais "l'enfant", ce qui établit au départ une petite distance bienvenue. Si elle se replace à hauteur d'enfant, c'est aussi l'adulte qui s'exprime, celle qui est devenue professeur de lettres, parce qu'elle a rencontré sur sa route des personnes secourables, qui ont su voir en elle les capacités enfouies. Elle a écrit un premier roman à 9 ans, ce qui l'a sûrement sauvée.

Ce sont 96 pages que l'on lit le coeur serré, il n'y a pas de faux-semblant dans ce récit, mais il est aussi porteur d'espoir et de beauté par d'autres aspects, celui où l'auteure évoque son rapport à l'écriture et aux livres et son parcours semé de violences et de patients apprentissages.

"C'est dans ce monde que l'on pourrait croire en perdition que l'enfant a découvert un mot qu'elle ne connaissait pas, dont elle ignorait tous les contours, les beautés, les reliefs : la culture. C'est là qu'elle s'est promenée dans une bibliothèque, les mains frôlant les rayons, extasiée devant tant de pages à tourner. C'est là que les adultes ont lu ses poèmes, sans lui dire, comme sa propre mère faisait."

J'ai été impressionnée par la plume de cette jeune auteure et je suis curieuse de découvrir maintenant ses précédents romans.

Céline Lapertot - Ce qui est monstreux est normal - 96 pages
Editions Viviane Hamy - 2019