Regarde les lumières mon amour
"Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les "experts", tous ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d'aujourd'hui."
"Raconter la vie" est simultanément une collection de livres et un site internet participatif. La collection mêle témoignages, analyses sociologiques, enquêtes journalistiques, enquêtes ethnographiques et littérature.
Annie Ernaux a choisi pour thème les hypermarchés. Elle a consigné pendant une année ses visites à Auchan à Cergy "J'y ai vu l'occasion de rendre compte d'une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus et souvent teintés d'aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l'expérience que j'en ai".
Je n'aurais jamais cru me passionner pour les hypermarchés, c'est pourtant ce qui est arrivé avec ce petit livre par le nombre de pages, mais grand par l'intérêt qu'il suscite. A partir des notes qu'elle a prises a chaque visite à l'hyper, l'auteur décrit ce qu'elle observe sans aucun jugement, elle analyse ses propres pratiques et réactions et nous voyons se déployer toute une société en miniature, bien plus réelle que celle véhiculée par les medias.
L'auteur souligne que c'est le dernier lieu où un brassage de populations peut encore se faire, entre indifférence et curiosité. La position dominante de la grande distribution est disséquée dans ses moindres aspects, nous rappelant à quel point nous sommes peu acteurs dans ce système-là, mais nous contentons de subir. Si un brassage de population a lieu, les classes sociales sont remises chacune à leur place "Comme il y a plus de très pauvres que de très riches, le super discount occupe une surface cinq fois plus grande. Jusqu'en 2007, il était situé dans un espace proche de celui, alors petit, du bio, à l'intersection des deux ailes du niveau 2, si bien que tout le monde le traversait pour aller de l'une à l'autre. La direction, jugeant sans doute plus rentable d'étendre et de multiplier les rayons du bio - cher - dans cet espace stratégique, l'a déménagé tout au fond du même étage, dans une enclave qu'il partage avec les produits pour animaux. Ce qui fait moins tâche qu'en plein milieu du magasin".
Annie Ernaux ne se situe pas comme observatrice au-dessus de la mêlée, mais en cliente comme les autres, non dépourvue d'ambiguités. L'hyper est également un lieu où l'on va pour rompre un moment de solitude, ou se distraire de ses soucis. Les temps d'attente aux caisses, la suppression des caissières, le regard aux caddies des autres, la passivité du consommateur, rien n'échappe à l'analyse de l'auteur, j'aurais aimé recopier chaque page, tellement les propos tenus sont justes et reflètent un quotidien que nous connaissons.
C'est un coup de coeur et si vous avez aimé "les années" vous aimerez celui-ci.
"Sur Internet, je lis que l'engin qui sert à scanner est appelé un pistolet et que des consommateurs se déclarent satisfaits du système. De l'arme qui élimine les caissières et nous livre en même temps au pouvoir discrétionnaire de l'hyper.
Acte politique simple : refuser de s'en servir".
Pour aller plus loin, deux émissions de radio "L'humeur vagabonde" et "Culture matin"
L'avis de Cathulu Clara Mirontaine
Annie Ernaux - Regarde les lumières mon amour - 72 pages
Seuil "Raconter la vie" - 2014