Mémoire de fille
"Ce n'est pas à lui qu'elle se soumet, c'est à une loi indiscutable, universelle, celle d'une sauvagerie masculine qu'un jour ou l'autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c'est ainsi".
La fille de 58. C'est ainsi qu'Annie Ernaux parle d'elle dans ce livre. 58, c'est dix ans avant 68. "Un siècle" ! disait l'auteure hier au micro de Vincent Josse (France-Musique) et je suis d'accord avec cette réflexion. Même si je suis plus jeune qu'elle, j'ai connu aussi l'avant 68 et je n'aime pas me souvenir de cette époque figée, corsetée et bardée d'interdits, essentiellement pour les filles.
La fille de 58 donc, quitte pour la première fois ses parents, son milieu, sa région, pour un mois dans une colonie de vacances dans l'Orne en tant que monitrice. La voilà projetée dans un monde dont elle ne possède aucun code. Elle découvre un groupe de jeunes à l'aise ensemble, habitués à la mixité, loin des règles de son école religieuse. Elle découvre surtout le masculin avec curiosité et soumission. Prête à vivre une grande histoire d'amour, elle sera seulement l'objet d'une violence ordinaire et d'un désir sexuel brut qui ne s'encombre pas de sentiment. Son ignorance la fera transformer une première fois catastrophique en amour éternel.
Annie Ernaux voulait écrire depuis longtemps le récit de cet épisode traumatisant, sans jamais y parvenir tellement la honte était forte. Il lui aura fallu plus de quarante ans pour y arriver. Il est inutile que j'en raconte davantage, l'important c'est l'écriture, la manière dont elle scrute ce qui lui est arrivé, utilisant toujours le mot juste, celui qui va droit à sa cible, qui nomme avec précision et qui fait mal.
"Au fur et à mesure que j'avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Aller jusqu'au bout de 1958, c'est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j'ai été".
Ce que j'admire chez elle, c'est que, racontant une expérience extrêmement intime, elle rejoint le collectif, décrivant remarquablement le sort réservé aux femmes, la difficulté de trouver sa place dans un milieu inconnu, le désarroi total et la solitude devant ce que l'on ne comprend pas. C'est la lecture de Simone de Beauvoir "le deuxième sexe", deux années plus tard, qui lui ouvrira les yeux sur ce qu'elle a réellement vécu. Entretemps, elle aura connu les affres de l'illusoire attente, la boulimie-anorexie, le chapardage et autres dérives.
"Dans la mise à jour d'une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l'être, il manque toujours ceci : l'incompréhension de ce qu'on vit, au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion".
C'est une lecture indispensable, sans doute la plus forte d'Annie Ernaux, tellement elle touche au coeur de ce qui est généralement tu par les femmes, dans un langage cru et direct. L'auteure semble apaisée d'avoir enfin rejoint "la fille de 58".
Mes premières lectures d'Annie Ernaux remontent aux années 70. Il est possible que je les reprenne toutes, maintenant qu'une sorte de boucle est bouclée. Ceci dit, rassurez-vous, ce n'est pas son dernier livre, elle l'affirmait hier, toujours au micro de Vincent Josse.
L'avis de Antigone Cathulu Clara Jérôme Saxaoul
L'interview de l'auteure dans "L'humeur vagabonde" ici
Annie Ernaux - Mémoire de fille - 151 pages
Gallimard - 2016