Les fleurs d'hiver
Octobre 1918. La guerre va s'achever. Jeanne vit seule à Paris, avec sa fille Léonie. Toussaint, son mari, est au Val de Grâce depuis des mois, soigné pour de graves blessures à la face. D'où cette terrible phrase qui tient Jeanne à distance, la laissant dans la frustration et le questionnement.
En ce mois d'octobre, Toussaint est jugé suffisamment consolidé et il surgit un soir à la porte de l'appartement "Si on le leur demandait, maintenant, à l'un et à l'autre, il est probable qu'ils ne sauraient pas. Ce qui s'est passé. Ce qu'ils ont pensé, ressenti, à ce moment-là".
L'homme qui revient n'est plus celui qui est parti. Le beau visage du Toussaint d'antan est barré d'un bandeau blanc qu'il ne quitte ni jour, ni nuit. Il ne parle plus, son corps n'habite plus l'espace de la même façon, il dort souvent, il ne s'aventure pas au-dehors, il est éteint. La petite Léonie n'arrive pas à faire le lien entre le portrait du soldat au mur, le père à qui elle parlait, et celui qui est là, si différent, si pesant.
Dès les premières pages, je me suis sentie touchée et en empathie avec Jeanne, femme courageuse et obstinée, écrasée par ce qu'elle doit porter seule, dans des conditions misérables. Contrairement à bien d'autres, elle a récupéré son homme, mais pourront-ils se retrouver jamais ? Les blessures morales de Toussaint sont tout aussi graves que ses blessures physiques et son emmurement dans le silence et le repli exigeront de Jeanne des efforts démesurés.
Au delà du problème du retour d'hommes brisés, le roman explore les conditions de vie difficiles dans lesquelles ont dû survivre les femmes à l'arrière. Jeanne est fleuriste, elle travaille à domicile et doit souvent veiller une partie de la nuit pour assurer tout juste sa maigre subsistance et celle de Léonie. Les logements sont petits, vétustes, bruyants, froids, chacun s'en arrange comme il peut en dépit de la promiscuité. La fatigue pèse constamment, pourtant il faut tenir le coup.
"Il faudrait laisser fondre. Au creux de son chignon, les pensées viendraient se mettre en rond et, petit-à-petit, dociles, suinteraient comme une huile chaude au travers des cheveux, des plumes et de la vieille laine du matelas. Les pensées tournoyantes feraient enfin place au sommeil".
Heureusement, Jeanne a Sidonie pour voisine. Elles s'entraident, se donnent un coup de main pour les livraisons, s'accordant quelques maigres moments de détente quand elles le peuvent. Mais Sidonie a aussi sa dose de malheurs, menaçant de la submerger, au grand désarroi de Jeanne. Des sentiments mêlés vont durement la secouer.
C'est une histoire poignante, qui serre souvent la gorge et met en lumière les ravages exercés par la guerre sur toute une population, bien au-delà de sa fin. L'émotion est constante et l'on ne peut que souhaiter à Jeanne et à Toussaint de trouver un apaisement au fil du temps.
La description du travail de Jeanne, la main dans les couleurs et les matières des fleurs apportent une bouffée d'oxygène dans un récit marqué par les épreuves. L'écriture, à la fois simple et ciselée, rend étrangement belle cette histoire sombre.
"Elle pose les mains sur sa figure, aspire à travers ses doigts l'odeur humide du froid de Paris mêlée à la sienne. Elle se demande si toutes les femmes de combattants en sont là, aujourd'hui. A respirer leur peau en guettant un mari remplacé par un inconnu. Si son sort est particulier, pire que les autres. Ou bien si elle devrait s'estimer heureuse qu'il en soit revenu, Toussaint, même avec la figure invisible."
Lecture commune avec Cathulu Clara Gwenaëlle
Angélique Villeneuve - Les fleurs d'hiver - 150 pages
Editions Phébus - Sortie le 3 Avril 2014