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Le goût des livres
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22 mars 2021

Humeur noire

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"Si elle n'est pas canalisée d'urgence, et d'autorité, la colère indispose, répugne, offusque. Or en elle s'origine toute résistance, insurrection, révolte, révolution, qui contrebattent un ordre des choses insupportable, par excellence l'oppression vécue comme insulte au sujet, individuel et collectif. Sentimental, émotionnel, passionnel, le désir de justice ? alors oui, j'assume que mon sujet s'indigne, s'insurge contre tout ce que l'affichette anonyme du musée d'Aquitaine véhicule de provocateur, d'insidieux mensonge sur les réalités, et, non, je ne la fermerai pas".

Ce livre est né d'une saine colère déclenchée par la visite de l'auteure au musée d'Aquitaine de Bordeaux. Dans la salle réservée à la traite négrière, un cartel minimise et édulcore la réalité de la traite et sa férocité. Bordeaux est la ville natale d'A.M. Garat, elle y revient juste en passant depuis des années, elle n'en garde pas de si bons souvenirs.

Dans un premier temps, elle va écrire au musée pour demander une modification du cartel, sans résultat. Une tribune dans le Monde avec des amis écrivains ne sera pas plus suivie d'effets. D'où l'écriture du livre, où la formulation du cartel revient de manière récurrente.

C'est l'occasion d'une évocation complète de l'histoire de Bordeaux et de son passé. Aussi bien la traite négrière que la situation des populations pauvres depuis le 17e siècle. Le livre fourmille de faits et de personnages historiques, remis dans leur contexte. L'auteure n'hésite pas à décrire son enfance, elle n'était pas du bon côté de la ville et a dû lutter pour accéder aux études qui la passionnaient.

Je ne connais pas Bordeaux, ce qui n'a pas pour autant constitué un obstacle à mes yeux. L'histoire de la traite des esclaves nous concerne tous et cette répartition des populations par condition sociale se retrouve partout. Je connais globalement l'histoire de l'esclavage, mais entrer dans les détails des documents et des descriptions est éprouvant. La ville s'est toujours arrangée pour mettre en avant le commerce des épices et autres denrées avec Saint-Domingue, en gommant les souffrances inhumaines qui le permettaient.

"Le bossale incarne donc la bestialité foncière de l'esclave uniquement réductible par les cruautés de sa domestication, astreint à la culture jusqu'à 18 heures par jour, dénutri, exténué, coups, brûlures, amputations des membres, de la langue, du nez ou des oreilles, castration, muselière, et supplice à mort de la chicotte ou par d'autres moyens exemplaires, jusqu'à planter des têtes d'esclaves décapités sur des piquets le long d'une haie. Régime d'épouvante qui, malgré son déni, ne peut manquer d'affecter le psychisme du bourreau (faut-il y entrer ?), dont celui-ci doit refouler l'image au risque de sa propre désintégration humaine, sauf à l'imputer par retournement à sa victime. De qui, de fait, la violence existe, rébellions, mutineries, agressions, évasions, à toutes étapes de sa déportation et de sa vie dans la plantation, et constitue une menace des plus anxiogènes pour le Blanc. Ainsi s'objective un rapport de haines et de terreurs réciproques dont l'esclave fait le premier les frais".

L'auteure continue en développant la continuité entre l'esclavage enfin aboli, et le colonialisme qui perpétue la domination sous d'autres formes. Elle fait même un lien entre ce passé esclavagiste et la collaboration zélée de certains Bordelais avec les nazis pendant la seconde guerre mondiale.

Les mots et leur sens sont bien sûr très importants à ses yeux, la transmission également. Elle égratigne avec vigueur les dérives actuels du langage et d'une société avide de consommation : "Pour résister à cette défaite alarmante, l'ultime bastion reste la librairie indépendante, lieu de sociabilité urbain ou rural, plus rarement des périphéries. Or cette particularité française, par son maillage territorial sans égal en Europe, et donc au monde, héritière de la tradition humaniste des Lumières comme de la démocratisation républicaine, est aujourd'hui mise en péril, certes par la cherté des loyers (affaire de volontarisme culturel) mais surtout par les platefomres de distribution, livraison express de la commande at home. Amazon asseoit son hégémonie tentaculaire en détruisant la possibilité même de toute communauté humaine et culturelle, son ennemie radicale : n'avoir affaire qu'au seul consommateur, au client connecté captif entre ses murs, coloniser sa dernière part de cerveau disponible entre deux pubs et tirer profit de sa débile pulsion du je-veux-tout-tout-de-suite - de la "nouveauté" et du best-seller de préférence".

C'est une lecture puissante que l'on n'épuise pas en une seule fois, il faudrait y revenir tant les thèmes sont nombreux et fouillés. Si le sujet est sombre, l'énergie et la détermination de l'auteure en font un texte qui, au final, revigore.

Merci à Masse Critique et aux Editions Actes Sud

Anne-Marie Garat - Humeur noire - 304 pages
Actes Sud - 2021

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Commentaires
A
hou tu me ramènes des années en arrière, mon époque Nouméa où tout le commerce était tenu par les établissements Ballande, bordelais et négriers décomplexés... Mais je ne me sens pas de lire ce livre en ce moment. Félicitations pour ton billet, il est top ! bises...
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P
Je n'arrive pas à déposer un com sur ton post Bon dimanche donc je le fais ici (interprétation très sympa de Jeanne Cherhal de la sublime chanson de William Sheller - incontestablement ma préférée de lui - mais il me manque l'émotion.. C'est esthétiquement très bon mais je n'ai pas l'émotion)
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T
Je ne connais pas du tout cette autrice mais l'histoire me donne envie d'en savoir plus. Merci pour cette découverte. Bonne journée à vous
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D
les allers retours avec dans les cales des esclaves et du vin<br /> <br /> les esclaves ont les vend à l'arrivée, le vin lui on le conserve car il faut qu'il vieillisse <br /> <br /> A votre avis quelle marchandise était la plus importante ????
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K
Il est des saines colères ! Bordeaux et la traite des noirs est bien connu mais si ça n'est pas reconnu, et bien il faut tout faire pour...
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