La dernière à gauche en montant
"Je me suis efforcée de fermer sans émotion chaque pièce de cette maison. Je les ai visitées une à une, un peu solennellement, puis j'ai tiré derrière moi la porte de chaque chambre. Combien d'enfants ont dormi là ? La cuisine, nous la préférions à la salle à manger. Nous y avons tant bu et tant parlé, je n'oublierai pas la toile cirée, ni la porte-fenêtre du salon d'où l'on aperçoit le poirier et le lilas".
Le hasard a fait que le jour où l'éditeur demande à Michèle Manceaux d'écrire un livre sur sa maison, elle en signe l'acte de vente. Elle ne peut plus l'entretenir et la génération suivante n'est pas du tout intéressée pour la garder.
C'est quarante ans plus tôt qu'elle l'a acquise, poussée par son amie Françoise, comédienne, et par une autre voisine proche, Marguerite Duras. Un héritage bienvenu lui donne enfin l'occasion de créer un lieu où pourra vivre une famille "comme les autres", c'est essentiel pour elle, petite fille juive qui a dû se cacher, puis aller de pension en pension, sans réel ancrage.
Un homme partage sa vie à ce moment, Eric, bientôt rejoint par ses deux petites filles, dont il avait "omis" de parler. Viendront plus tard deux autres petites filles délaissées par leurs parents. Avec François, le seul fils "de sang" de l'auteure, c'est toute une tribu d'enfants qui égayera la maison pendant des années. C'est une maison largement ouverte à tous les amis, plus ou moins connus. Il y aura la période des illusions maoïstes, puis celle de la guerre d'Algérie, ou elle cachera même la fille de Jacques Lacan "la maison ne me plaît jamais autant que lorsqu'elle abrite des artistes fatigués ou des voyageurs égarés. J'en ramène souvent des régions les plus improbables."
Il y aura aussi des périodes de désamour. Les drames ne manqueront pas autour de Michèle Manceaux, des suicides, des accidents de voiture, des abandons. Elle ne viendra plus dans la maison trop synonyme de malheurs. Pourtant, elle ne cherchera pas à s'en séparer et toujours y reviendra. Elle évoque la longue période de dépression qu'elle a connue et qui l'a tenue éloignée, puis les départs en reportage, sur tous les lieux chauds de la planète.
Quarante années défilent devant nous, des évènements grands et petits, des émotions, des rencontres, narrés avec discrétion et élégance. "Maintenant, j'entends souvent : Ah Neauphle, quelle fameuse maison, je me souviens y avoir rencontré un tel. Suivent des noms très différents, réputés ou pas du tout". Eric est parti depuis longtemps, puis contre toute attente, Marcus est arrivé, solide et silencieux.
Vient le moment où l'entretien de la maison devient trop lourd. "Je n'allais plus beaucoup à Neauphle, mais je tenais à cette maison comme à un reliquaire. Comme à un espoir aussi : un jour, François aurait d'autres enfants ; Caroline et Nathalie reviendraient ; Elsa et Antoine se marieraient. On ferait encore des fêtes. Sans moi, une autre génération s'installerait, soudée par son passé commun".
Elle se trompe. Les enfants, éparpillés un peu partout ne tiennent pas à la maison. Il faudra vendre. Le déchirement le plus grand sera peut-être de se séparer des livres "Je suis restée assise longtemps devant les rayonnages qui couvrent les murs. Je savais retrouver chaque livre quand j'en éprouvais le désir ou le besoin. Comment choisir à l'avance ce que je peux emporter ? Pourquoi Kafka plutôt que Faulkner ? Pourquoi seulement des écrivains français ou seulement ceux du XXe siècle ? Pourquoi pas les ouvrages de documentation qui ont servi lors des grands reportages ? Que faire des livres dédicacés ? des reliures ? Aucune solution. Ce sera tout ou rien. Je les vois partir, environ trois mille, entassés dans le camion du bouquiniste qui les a achetés pour trois fois rien."
Finalement, l'auteure ne ressent aucun amertume, s'être dégagée de la maison lui fait même connaître un sentiment de liberté inconnu jusque là. Cette collection sur les maisons recèle décidément bien des trésors, j'ai beaucoup aimé celle-ci et ses occupants.
Si je n'ai pas été assez convaincante, je vous invite à aller écouter l'auteure parler de son livre. C'était à France-Culture dans l'émission "maisons de famille", encore disponible sur le site.
Merci Ptit Lapin.
La dernière à gauche en montant - Michèle Manceaux - 189 pages
Editions NIL - 2010