Dans ma peau
"Les objets qui m'entourent, les ombres qui m'accompagnent murmurent que la décence, c'est poursuivre debout, dans le silence de sa douleur, en épargnant ceux qu'on aime de trop d'humeurs et de désespoir. La canne me soutient encore, je boîte, mais j'avance, et demain n'est pas une hypothèse hasardeuse. Je revois le regard de cet homme qui porte sur son dos un camarade inconscient : un regard empli d'effroi, de terreur et de détermination. Il revient de l'assaut avec d'autres, il a découvert en ce 1er juillet 1916 que rien de sa vie future ne sera identique à ce qu'il a vécu, et qu'en ce moment précis, cet instant où il lève les yeux vers la caméra qui le filme, il bascule dans un "après" dont il ne pourra jamais rien dire, car il a franchi les limites de l'indicible, ce territoire où les émotions sont dévastatrices et où nul mot n'a sa place".
Guillaume de Fonclare est directeur de l'Historial de la Grande Guerre à Péronne. C'est surtout un homme atteint d'une maladie dite "orpheline" qui lui fait perdre progressivement sa mobilité et provoque des douleurs de plus en plus fortes. Dans ce récit, il livre à la fois ses réflexions sur ce qu'il est et ce qu'il va devenir, et le réconfort qu'il a curieusement trouvé dans ce lieu hanté par tous les jeunes hommes morts dans des conditions épouvantables.
Ce texte est un diamant et je le referme complètement bouleversée. Il est rare qu'un homme aille autant dans ses profondeurs et avec un talent littéraire percutant. Pas de plainte, pas de misérabilisme, une sincérité qui force l'admiration. Il ne cache pas pour autant ses faiblesses et ses découragements, mais c'est la force de vie qui prend le dessus.
"La maladie excuse tous mes défauts et met en exergue toutes mes qualités. Je suis "fort", "courageux", "discret" et le cynisme devient de la "lucidité" et "une mise à distance". Il n'en demeure pas moins qu'on s'éloigne des autres et que les autres s'éloignent de soi. On est à part, dans un monde aux contours flous où les terrae incognitae sont mouvantes, où l'obscurité laisse des traces indélébiles même en pleine lumière. Quand je reçois dans mon bureau, je suis le directeur. Quand je raccompagne à la porte, je suis handicapé".
J'ai été très touchée par les deux aspects du livre, le parcours de l'homme avec l'issue qu'il sait inéluctable, et ce qu'il dit de son travail à l'Historial, des personnes qu'il y rencontre, des histoires qu'il entend des visiteurs, parfois venus de loin. C'est un récit d'une grande humanité.
Je voudrais vous convaincre que c'est une lecture essentielle. Je n'ai jamais autant souligné de passages et je sais que je le relirai régulièrement. Peinant à vous faire partager le choc que j'ai ressenti, je préfère vous donner un dernier extrait :
"Je peux hurler, je peux écrire en espérant être lu, admiré peut-être, compris surtout, je peux adopter des postures d'homme blessé, il me suffit de tendre le bras pour décrocher le téléphone et parler à ma femme, mes enfants, mes amis, ma famille ; et même si ce coup de téléphone ne laisse aucune trace, hormis une ligne avec un numéro en regard d'un montant sur ma facture téléphonique, et même si demain j'en aurai oublié l'objet, et même si dans un mois je n'en ai aucun souvenir, il ne m'aura suffit que de tendre le bras pour dire : "je t'aime, tu me manques, à ce soir, à bientôt". Je ne suis qu'un pantin égoiste qui existe pour ceux qui l'aiment et qui, quoi qu'il en pense et quelle qu'elle soit, a la vie devant lui. Une vie dont je ne sais rien, dont je ne connais pas le terme, et qui peut encore me surprendre comme me faire souffrir, m'éblouir comme me salir, une vie à faire, une vie à chérir et à donner autant qu'on m'aura donné."
Le site de l'Historial de la Grande Guerre ici
Guillaume de Fonclare - Dans ma peau - 118 pages
Editions Stock - 2010