Des nuages plein la tête
"Je suis un solitaire, hédoniste et nihiliste. Alors je peux être souriant et avenant ou fermé et d'humeur destructrice. Je suis là-haut pour fuir la foule, et un seul randonneur peut s'apparenter à une foule. L'estive est pour moi un désert où je n'ai envie de croiser personne. J'ai envie qu'on me foute la paix. Quand devant ma cabane j'aperçois un petit groupe de gens qui parlent fort et occupent mon espace vital, la tension monte en moi. Je ressens profondément l'incapacité fondamentale de vivre avec les autres, aussi gentils soient-ils. Je dirai même que plus ils sont gentils plus ils m'exaspèrent".
Lorsque j'ai commencé cette lecture, je ne savais pas que l'auteur avait fait l'objet d'un documentaire sur Arte, je l'ai donc abordé sans aucune image en tête, ne sachant pas à quoi m'attendre. J'ai trouvé un texte fort, le portrait d'un personnage atypique, menant une vie d'une rudesse peu commune, mais n'en voulant surtout pas d'autre.
Vacher et éleveur, Brice Delsouiller, fait l'estive tous les étés, pendant cinq mois, en Haute-Ariège. Il y trouve la solitude, le silence, la beauté, en même temps qu'un travail acharné pour surveiller ses 400 vaches. Si les randonneurs de passage s'imaginent qu'il a la belle vie, il n'en est rien, il n'arrête jamais, par tous les temps et doit faire face à de multiples obstacles. Il faut un physique et des nerfs solides pour mener ce genre de vie. Il est très attaché à "ses" vaches, les connaît toutes et passe parfois des heures à chercher les égarées dans la montagne. Il connaît des moments de grand bonheur, mais aussi de désespoir profond. Il est capable de passer rapidement d'un état à un autre, selon les moments.
"J'ai cherché ma vache Violette que je vénérais pendant trois jours. Je l'ai trouvée au milieu d'un bois, cadavérique mais vivante, la patte arrière brisée, sans herbe ni eau. J'ai hurlé tout mon désespoir, j'ai pleuré jusqu'à me rendre aveugle. "Non , Violette, non ! Qu'est-ce que t'as foutu ?" Je suis reparti à la cabane pour aller chercher un seau et lui permettre de boire une dernière fois avant de l'abattre. Longtemps, je suis resté à côté d'elle pour lui parler, la caresser, le coeur brisé. Un chasseur m'a prêté son fusil et je l'ai libérée".
Au fil des pages, il évoque son enfance, son père fermier, qui déjà avait abandonné la ville et les études pour un retour à la terre, sa mère, dont la disparition l'a laissé inconsolable. Lui-même a une compagne qu'il laisse en bas tout l'été et dont il est conscient qu'elle le préfèrerait plus sédentaire. Mais il ne peut pas mener d'autre vie que celle qu'il a, il en a besoin.
"Quel plaisir de redescendre quelques heures, d'entendre les bruits délicieux de la civilisation tout en sachant que le chemin sinueux et silencieux qui mène vers les hauteurs m'attend. Je m'imprègne de tous les détails infimes et les emporte avec moi là-haut. La démarche d'un homme, la silhouette d'une femme, une parole, le passage d'une voiture, une couleur attirante, le parfum du pain, le son des cloches de l'église, le train qui passe, le boucher qui tranche, les tracteurs qui fauchent, les touristes qui flânent, tout m'emplit de bonne humeur".
Comme s'il ne travaillait pas assez, il a ajouté à ses occupations la course en montagne, aussi souvent et aussi loin qu'il le peut. Il retrace également les traditions qui se perdent, la vie des anciens, qu'il admire, ses bons contacts avec les éleveurs qui apprécient son sérieux et son implication totale.
Un texte fort, je le disais au début, qui ne peut pas laisser indifférent, sur une expérience unique, que nous serions peu à pouvoir suivre.
L'avis de Cathulu Ptit Lapin
Brice Delsouiller - Des nuages plein la tête - 208 pages
Points - 2019