Avant que les ombres s'effacent
"Longtemps, le Dr Schwarzberg choisirait de taire cet endroit sur lequel tant de choses seraient racontées, filmées, écrites, peintes, chantées, sculptées, sans épuiser pour autant l'étendue des abominations qui y furent perpétrées, à l'instar d'un cadavre qui n'en finirait pas de livrer ses vérités sur les mille et une manières dont la chair vivante avait été souillée. Son naturel de taiseux ne ressentit pas le besoin d'ajouter sa parole au trop-plein de mots qui tomberaient, par la suite, de partout et de nulle part pour tenter de dire l'ignoble. Au-delà de l'horreur, ce qui le marquerait le plus, ce fut d'avoir trouvé, au moment où il s'y attendait le moins, une parcelle d'humanité dans ce lieu, comme un bourgeon en fleur au mitan du champ de bataille. Un clin d'oeil de la vie, là où des hommes donnaient avec jubilation la mort à d'autres hommes".
Gros coup de coeur de la rentrée 2017, sans aucune réserve. J'ai été emballée par la narration et le style de ce roman. L'auteur est un poète haïtien et ça se sent. Il y a un allant et une verdeur de langage qui emporte dans un mélange d'humour, d'auto-dérision et de chaleur humaine.
L'histoire est construite autour d'un fait historique. L'île de Haïti, fraîchement indépendante, propose en 1939 par un décret-loi, d'accueillir tous les juifs persécutés en Europe qui en feront la demande et de leur accorder la nationalité haïtienne.
Au début du roman, le Dr Ruben Schwarzberg, âgé de 95 ans, reçoit la visite en 2010 d'une petite-nièce Israëlienne, qu'il n'a jamais vue. Deborah est médecin elle aussi et fait partie d'une mission venue aider après le séisme dont tout le monde a le souvenir. C'est l'occasion de revenir enfin sur sa longue vie, démarrée en Pologne et bousculée par l'histoire avec un grand H.
Ruben est donc né en Pologne, dans une famille soudée, chaleureuse, aimante, haute en couleurs. Il connaîtra l'exil d'abord à Berlin, ensuite en France, puis Haïti. Il est impossible de résumer le foisonnement d'évènements qui jalonne la vie du Docteur, c'est la trajectoire qu'ont connu tant des siens persécutés, pourchassés, tués, indésirables à peu près partout.
Dans l'émission "La Grande librairie" l'auteur parle de trouver "un ton, une langue" et le grand plaisir de lecture se situe ici. Il l'a trouvé le ton et malgré la noirceur de l'histoire, c'est un côté flamboyant qui ressort le plus, dû aux rencontres, à l'amitié, aux moments de fêtes, à l'accueil spontané et sans chichis des Haïtiens. La description qui est faite de la population est bien loin du misérabilisme que l'on nous présente souvent, même si les points noirs ne sont pas occultés.
"Le vieux docteur se souvint que, un instant, il crut défaillir, mais il eut le réflexe de s'aggriper au bastinguage. Ce n'était point l'ivresse de l'arrivée, après la longue traversée dont il avait eu du mal à imaginer le terme, non ; sans avoir le pied marin, il n'avait pas souffert de nausée ni de mal de mer. Ce qu'il avait ressenti, c'était un sentiment autre, beau, telles les premières lueurs de l'aube après une nuit interminable de cauchemars, où les câlins et les pâtisseries de Bobe, après un bobo de l'enfance, comme ce jour où un camarade de classe l'avait traité de sale youpin et qu'il avait décelé la haine derrière les mots dont il ignorait le sens".
C'est tout ce que je demande à un roman : une histoire solide, appuyée sur un fond historique, qui ouvre sur d'autres horizons, des personnages que l'on a hâte de retrouver chaque soir et que l'on quitte à regret, une écriture qui m'a fait penser à un feu d'artifice, colorée, imagée, savoureuse. Et au-delà, l'évocation des années 30 ne peut que trouver des résonnances dans ce que nous vivons aujourd'hui et peut aider à réflechir.
Lisez-le, sans hésitation.
"Son créole s'améliorait de jour en jour, son français, n'en parlons pas. Il pouvait en démontrer à n'importe quel intellectuel bourgeois au parler pointu, ou aux politiciens qui se servaient du français pour embrouiller le peuple. Il avait du riz tous les jours à sa table : aux haricots rouges, au djon-djon, aux pois-France, aux pois-Congo ... Il participait aux festivités carnavalesques de la ville comme au rara de la campagne. Certes, son coup de rein laissait encore à désirer ; il voulait savoir, avant d'esquisser le moindre déhanchement, la moindre grouillade, combien il fallait de pas à droite, à gauche, en avant, en arrière, au lieu de laisser le rythme l'envahir envahir ses sens puis son corps tout entier, à telle enseigne que certains, dans son dos, se moquaient gentiment de lui et l'appelaient le Docteur 1-2-3 pour désigner sa manie de compter les pas en dansant".
Merci à Dialogues croisés
L'interview de l'auteur à la Grande Librairie
Louis-Philippe Dalembert - Avant que les ombres s'effacent - 287 pages
Editions Sabine Wespieser - 2017