Ils désertent
"Vous l'observez du coin de l'oeil tout en parlant. Elle n'essaie pas de vous répondre, de prendre la parole, elle doit sans doute réfléchir à la meilleure manière de vous annoncer la nouvelle, de vous faire passer la pilule. Vous n'êtes pas dupe. Depuis le rachat de la société et le départ de Toine, vous savez bien qu'on cherche à se débarrasser de vous."
Deux voix s'entrecroisent dans cette histoire, deux personnages dont nous ne connaîtrons pas les prénoms. Elle, une jeune femme qui vient enfin de décrocher un travail à la hauteur de ses compétences et de son implication. Lui, le plus vieux vendeur de la boîte, dont il est le co-créateur, devenu gênant malgré ses bons chiffres, refusant de se mettre à vendre des canapés et des "ambiances" de salon, en plus des papiers peints habituels.
Deux vies plutôt ternes, emprisonnées malgré elles dans un système qui les broient jour après jour. Dès le début, elle sait qu'elle devra virer "l'ancêtre" et elle l'assume, après tout ce boulot elle l'a mérité et il lui permet d'acheter enfin l'appartement dont elle rêvait, un trois-pièces dans une zone indéfinissable, ni ville, ni banlieue, mais il est à elle.
Et lui, passant sa vie sur les routes, dans des magasins devenus de plus en plus laids, ne rentrant qu'en fin de semaine dans un semblant de famille, sa femme compte d'ailleurs si peu sur lui qu'elle finit par le quitter, il voit peu ses deux enfants maintenant adultes. Heureusement, il s'est pris de passion pour Rimbaud, voyageur de commerce comme lui, ce qui lui permet d'insuffler un peu de fantaisie dans ce morne quotidien et de voir plus loin que l'horizon des zones commerciales.
On pourrait penser connaître l'issue de l'histoire dès le début, mais l'auteur donne chair et vie à ses deux personnages, ils se débattent encore, l'étincelle d'humanité qui les habite n'est pas éteinte chez eux et elle ne demande qu'à flamber en nous entraînant dans une direction inattendue. Je n'en dis pas davantage, ce serait dommage pour les futurs lecteurs.
Après "Retour aux mots sauvages" l'auteur confirme qu'il est l'un des rares auteurs français actuels à savoir bien parler du monde du travail, mais pas que ..
Prix Eugène Dabit du roman populiste 2012
L'avis de Cathulu Gwenaëlle Kathel Mango Véro
A noter qu'un nouveau roman va sortir le 20 Août "Faux nègres"
Thierry Beinstingel - Ils désertent - 252 pages
Editions Fayard - 2012