411GTL9rJAL

"Son esprit faisait des crochets, des écarts à la manière d'un cheval. Elle ne voulait pas penser à tout cela. Mais il y avait l'expression du visage de Bruce lorsqu'il dévisageait son père et, dans l'atmosphère, cette sensation familière annonçant turbulences et vicissitudes, aussi précise et identifiable qu'un changement de temps pour les rhumatismes d'un vieillard. La prairie l'environnait, flétrie, crevassée et brunie comme un visage marqué par le grand âge. Elle ne la voyait pas. Elle avait le regard fixé sur l'espace séparant les deux chevaux et ses pensées la ramenaient en arrière, avant l'Etat de Washington, avant le Dakota, jusqu'au Minnesota, là où tout avait commencé, jusqu'à Indian Falls, dont, à l'âge de dix huit ans, elle était partie pour fuir ce qu'elle ne pouvait supporter ou croyait ne pouvoir supporter".

L'été dernier, j'ai fait la connaissance de Wallace Stegner avec "En lieu sûr" qui m'avait beaucoup plu. J'avais d'ores et déjà programmé "la montagne en sucre" pour l'été suivant. Chose dite, chose faite, je me suis attaquée à ce pavé avec vaillance, un peu terrassée à la fin par une succession de malheurs et de coups durs, compensée par assez peu de joies.

Elsa et Harry Mason (Bo) tombent amoureux dès qu'ils se rencontrent. Elsa a 18 ans et a fui le foyer familial, n'ayant pas accepté le remariage de son père après le décès de sa mère. Elle a grandi dans un milieu sévère, mais protégé et plutôt confortable. Bo a un passé plus compliqué et plus brutal. Elsa reste sourde aux mises en garde de son entourage et les jeunes gens se marient rapidement.

Nous suivons donc le couple sur toute la durée de leur vie, leurs multiples déménagements, les hauts et les bas, les naissances de deux garçons et l'évolution de l'Amérique durant toutes ces années. L'histoire commence dans le début des années 1900, y sont présentes la guerre de 14-18, la prohibition, l'épidémie de grippe espagnole, ce dernier passage rejoignant fortement l'actualité.

Ce roman brasse de nombreux thèmes, je me contenterai de mes impressions d'ensemble. Le but de Bo dès le départ est de faire fortune. Pour cela il est prêt à tout, se lance dans de multiples projets, souvent chimériques, qui contraignent la famille à vivoter dans des conditions précaires et à bouger constamment. Bo est courageux, ingénieux, a la volonté d'offrir une belle vie à Elsa, mais il a aussi des crises de violence, ne considère que son point de vue et tout le monde doit suivre. Il est brutal, y compris avec les enfants, ce qui sera l'occasion de l'unique rebellion d'Elsa, rebellion qui ne sera qu'un feu de paille.

Elsa est incontestablement amoureuse et elle le restera, même lorsque Bo est indéfendable. Son deuxième fils, Bruce, le lui reprochera une fois adulte. J'avoue avoir été assez exaspérée sur la longueur par cette femme aimante, dévouée, compréhensive au delà de l'acceptable. Ne transigeant pas sur ses valeurs, elle acceptera cependant de meilleures conditions de vie au prix d'activités illégales.

Le point fort du roman, c'est que nous avons le point de vue des uns et des autres, nous finissons par connaître les personnages en profondeur, dans toute leur subtilité et leurs contradictions. Par contre j'ai trouvé des longueurs qui rendent la lecture un peu fastidieuse par moment. L'évocation de l'Amérique, d'abord celle des cows-boys, puis de toutes les phases qui ont suivi est passionnante. Bo estime être arrivé trop tard, toutes les opportunités avaient été saisies avant lui.

J'ai été plus touchée par les derniers chapitres, ou Bruce, le deuxième fils, étudiant à l'université, cherche à comprendre ce qu'a été la vie de son père, partagé qu'il est entre détestation et admiration. Il est obligé d'admettre qu'il a lui-même certains traits de caractères de son père.

Au final, une lecture un peu mitigée, moins réussie à mes yeux que "En lieu sûr". Il n'est pas inutile de savoir que c'est une autobiographie à peine déguisée de l'auteur.

L'avis de ClaudiaLucia Keisha Luocine

logo-challenge-pavc3a9vasion-pmle

Wallace Stegner - La montagne en sucre - 832 pages
Traduit par Eric Chédaille
Editions Gallmeister (Totem) - 2016