Dispersés par le vent
"Il y a la naissance, il y a l'amour, il y a la mort, et il n'y a que ces trois histoires dans la vie et pas d'autres, mais il y a aussi ce bruit, ce bruit sans fin qui embrouille les gens et leur fait oublier qu'il n'y a que la naissance et l'amour et que chaque être et chaque chose meurent. Il n'y a que ça, pensa Bojan et il prit Sonja dans ses bras. Il se mit à pleurer, d'abord en silence, puis sans pouvoir s'arrêter, et alors Sonja entoura de ses petits bras la tête de son père et la berça comme si c'était la chose la plus fragile du monde, comme si elle était en porcelaine et pouvait se casser facilement".
C'est la première fois je crois que je lis un roman qui se passe en Tasmanie, île australienne, à l'époque de la construction des grands barrages, juste après la deuxième guerre mondiale. L'histoire s'ouvre sur une scène déchirante. Celle d'une petite fille de trois ans, Sonja, qui voit partir sa mère dans la neige avec une petite valise, et qui comprend qu'elle ne reviendra pas.
Bojan, le père, fait partie de la masse d'émigrés d'Europe de l'Est ayant fui les horreurs vécues là-bas, perpétuées autant par l'Armée allemande que par les Russes. Ils sont exploités comme des bêtes de somme sur les chantiers, boivent tous comme des trous pour oublier d'où ils viennent et vivent dans des taudis indignes.
La fuite de Maria laisse Sonja seule avec son père, désemparé et fou de chagrin d'avoir perdu son amour de jeunesse. C'est un père aimant et attachant lorsqu'il est sobre, mais il se transforme en tyran qui frappe à tour de bras dès qu'il boit et il boit souvent.
Quand il est sur des chantiers lointains, il confie Sonja un peu à n'importe qui et la pauvre enfant est ballotée d'une maison à l'autre, avec le souvenir lancinant de sa mère, la grande solitude qu'elle connaît et la vie dure qu'on lui fait.
Plusieurs époques s'entrecroisent qui nous font remonter constamment dans le passé. On ne s'y perd pas car la date est mentionnée à chaque tête de chapitre. A chaque retour en arrière, on en apprend un peu plus sur la scène initiale et sur le passé de Bojan, sur les évènements qui ont traumatisé durablement Maria et font plonger les hommes dans l'alcool et l'abrutissement.
Au fil des années, la relation entre Sonja et son père se transforme et se distend, sans toutefois abolir le lien qu'ils ont en dépit de tout. Sonja a mené une vie d'adulte ponctuée d'échecs, faut-il s'en étonner. Elle a l'impression de n'être qu'une somme d'erreurs et de malheurs et est persuadée qu'elle ne se sortira jamais de ce cercle.
Un évènement viendra la contredire et peut-être que de toute cette noirceur sortira un jour quelque chose de bien, fragile mais précieux.
J'ai beaucoup aimé cette lecture, dense, étoffée, où au delà de l'histoire de Sonja et Bojan, l'auteur développe le contexte historique, politique, social de la Tasmanie avec ses grands projets de développement, l'utilisation agressive de main d'oeuvre pauvre et peu regardante. Les émigrés sont vus comme une sorte d'humains de seconde catégorie par les Australiens. Beaucoup d'entre eux ne maîtrisent pas l'anglais. Ils n'évoquent pas le passé, trop chargé pour tous.
La nature est décrite dans sa démesure, tout comme la démesure des chantiers. Il y a un passage sidérant sur la rupture d'un barrage et sur des incendies massifs, faisant écho à l'actualité récente.
Une très bonne découverte d'un auteur, qui dormait depuis trop longtemps dans ma PAL.
"C'était une bonne mère, dit Helvi encore plus doucement, toujours sans regarder Sonja. Maria était une bonne personne, une bonne mère. Et elle t'aimait tant. Elle t'appelait toujours son petit knedel - sa petite boulette, je crois que ça veut dire. Mais tu sais ça. Et tout le monde appréciait ta mère. Elle était drôle, elle savait danser, elle remettait un homme à sa place en quelques mots bien envoyés".
Richard Flanagan - Dispersés par le vent - 393 pages
Traduit de l'anglais par Delphine et Jean-Louis Chevalier
10/18 - 2004