Au bord de la Sandá
"A présent, des dizaines d'années plus tard, je sors de la caravane le soir, quand j'ai fini de m'évertuer à peindre et je monte dans la forêt. Je prends le sentier en bas du mont des falaises quand un voile bleu-vert tombe sur les arbres au-devant de moi et j'entends le chant des oiseaux s'éteindre peu à peu dans la ramure avant la nuit. Je commence à avoir envie de peindre des arbres, même si je ne pourrai jamais les saisir sur la feuille ou la toile comme le peintre russe Ivan Chichkine, qui a fait surgir la vie ouverte et cachée des arbres à la surface immaculée d'innombrables tableaux, aussi vivants aujourd'hui que lorsqu'il les a peints il y a cent ans. Il a dû se tenir près d'eux pour commencer, il a dû les caresser et conclure un accord secret avec eux".
Voilà un roman islandais assez différent de ce que je lis habituellement sur ce pays. Le narrateur, un homme d'un certain âge, s'est retiré dans une caravane pour retrouver le goût de peindre, perdu en ville. De cet homme nous ne saurons pas grand chose, juste que sa situation n'a dû cesser de se dégrader, occupé qu'il était à peindre, sans souci des gens qui l'entouraient.
Il a aménagé deux caravanes dans un camping au nord du pays, au bord d'une rivière glaciaire, la Sandá. Une pour vivre et une plus petite pour travailler. Il a décidé de peindre essentiellement des arbres. L'histoire est ténue, il ne se passe presque rien, l'homme marche dans la forêt, à la recherche d'un endroit où peindre. Il est attentif à ce qui l'entoure, il va rencontrer une femme mystérieuse, suivre le rythme des saisons et du temps.
Il ne voit quasiment personne, il a un fils qui vient lui rendre visite, mais ils n'ont rien à se dire. Une fille, dont il n'a aucune nouvelle. La solitude lui laisse tout le loisir de réfléchir ou de lire ; il revient toujours aux lettres de Van Gogh, mais aussi aux biographies de Renoir ou Chagall. Nous le suivons sur deux saisons, l'été et l'automne. A la belle saison, il a des voisins sur le camping ; l'automne le renvoie à une solitude totale.
Cette existence routinière est racontée simplement, avec une certaine distance poétique, pourtant le ton est grave en profondeur, le narrateur est dans une impasse et ses pensées se font de plus en plus sombres.
Un roman que j'ai énormément aimé, pour l'écriture, l'immersion dans la nature, ce qu'il dit de l'art et de ce qu'il en coûte de s'y consacrer exclusivement.
"Je n'ai pas de pendule, mais je présume qu'il doit être midi quand je fais finalement une pause et m'assieds dans le fauteuil vert que j'ai réussi à installer dans cet espace restreint, avec les chevalets et le reste du bric-à-brac. Je prends le thermos contenant le café et en remplis la timbale, puis je le sirote en contemplant la toile. J'éprouve une grosse déception. Ce n'est pas un tableau, rien que les tâtonnements d'un esprit déboussolé. Je soupire et attrape un livre qui se trouve sur la table près du fauteuil. C'est la biographie de Marc Chagall, en danois, et j'essaie de me plonger dans la vie du peintre pour échapper à la mienne".
L'avis de Cathulu
Gyrdir Elíasson - Au bord de la Sandá - 142 pages
Traduit de l'islandais par Catherine Eyjólfsson
Editions La Peuplade - 2019