Les invisibles
"En particulier, il est difficile à Ingrid de regarder son père. Heureusement qu'elle le connaît car, sinon, Ingrid pourrait croire qu'il a peur, et il n'a jamais peur. Un îlien n'a pas peur sinon il ne peut pas vivre dans un endroit pareil, il lui faut prendre ses cliques et ses claques, déménager et s'installer dans un bois ou dans une vallée, comme tout le monde. Ce serait une catastrophe, un îlien a l'esprit sombre, il n'est pas raide de peur, mais de sérieux".
ClaudiaLucia évoquait un magnifique roman à propos de ce livre et je confirme. C'est l'histoire d'une famille qui vit sur une île, au large de la Norvège, seule occupante des lieux vu la petitesse de l'endroit. Nous sommes au début du XXe siècle et Ingrid est une petite fille qui va être baptisée ; nous la suivrons jusqu'à l'âge adulte et c'est à travers elle que nous voyons d'abord le reste de la famille. Il y a à le grand-père Martin, puis les parents d'Ingrid, Hans et Maria, et la soeur de Hans, Barbro, un peu simplette.
La vie est dure sur l'île, le quotidien difficile, le père part tout l'hiver pêcher aux Lofoten. Ils ont tout juste le nécessaire et doivent se montrer ingénieux pour assurer leur subsistance dans ce lieu battu par les vents, livrés aux éléments où ils restent parfois isolés quelques jours parce qu'ils ne peuvent pas prendre la barque qui les mène au continent, juste en face. Là, se trouve l'usine avec laquelle ils font quelquefois commerce.
Le roman se déroule sur un mode contemplatif, si l'environnement est rude, il est aussi magnifique, surtout à l'époque où le soleil ne se couche pratiquement plus. L'auteur ne décrit pas par le menu ce que pensent les personnages, mais nous le comprenons facilement à travers les actes des uns et des autres. Toute une vie palpite derrière une apparente immobilité. L'isolement rend les liens plus forts entre les membres de la famille. La pauvreté règne, mais Hans s'efforce de trouver des solutions pour améliorer leur vie.
Maria sait rester à sa place, par exemple l'homme s'asseoit à table, la femme reste debout, mais ce n'est pas pour autant une épouse inexistante. Elle a son mot à dire et ne se gêne pas pour le faire quand les décisions de Hans ne lui conviennent pas. Les caractères sont bien trempés. Ingrid observe toute cette vie autour d'elle et engrange les informations qui pourront lui être utiles plus tard.
L'île n'est pas loin de la côte et il y a des allers-retours fréquents, pour les achats, aller à l'école, éventuellement travailler. Il y a quelquefois des visiteurs, pas toujours bienveillants. Les années passent, avec leur lot d'épreuves, mais toujours les occupants reviennent dans l'île, leur point d'ancrage.
La force du roman réside dans l'équilibre entre la description du quotidien et l'évolution des personnages auxquels on s'attache. Ils restent droits dans les épreuves, on ne triche pas dans un tel environnement et j'ai souvent eu le coeur serré en voyant les enfants contraints de devenir des adultes avant l'heure, écrasés sous les responsabilités.
S'il peut paraître austère par certains aspects, j'insiste sur la beauté du roman, porté par une écriture fluide et claire.
L'avis de ClaudiaLucia
Roy Jacobsen - Les invisibles - 272 pages
Traduit du norvégien par Alain Gnaedig
Editions Gallimard - 2017