Pas trop saignant
"Joe se contente de manger sans dire un mot. Il attend patiemment que la boule dans sa gorge dégomme les quilles dans son ventre".
Troisième roman de l'auteur et toujours autant de plaisir à le lire. Les héros de ses histoires sont souvent des tendres un peu fêlés, losers au coeur trop sensible pour entrer dans les normes admises. Ici, c'est Joe qui travaille dans un abattoir et n'en peut plus des cris des animaux que l'on sacrifie sauvagement. Ils résonnent en permanence dans sa tête. Pour les faire taire, il est obligé d'aller régulièrement à l'hôpital où des perfusions magiques le remettent en selle pour quelques temps. Il faut dire que la présence de l'infirmière Joséphine n'est pas pour rien non plus dans l'effet des perfusions. Joséphine qui occupe ses rêveries éveillées avec ses clowneries.
Un beau matin où la coupe est trop pleine, Joe décide d'en finir avec cette vie là et de fuir vers la montagne. Il "emprunte" une bétaillère et se fait la valise avec six vaches sauvées du désastre. Au passage, il embarque Sam, un gamin maltraité, dont il est le seul à égayer le quotidien. Ravi, le gosse ne demande pas mieux et c'est parti pour une équipée assez hasardeuse.
Ils vont d'abord faire étape chez Jacques, un ami de Joe, qui les héberge sans poser de questions , puis ils rencontreront Robert, un vieil homme qui les aidera sans hésitation alors qu'il sait toutes les polices de France à leurs trousses. Car la traque s'est organisée, d'abord un peu désordonnée, puis de plus en plus précise.
Une fois encore, l'auteur réussit un mélange pas si évident que cela. Nous pourrions être dans un conte, à la lisière de la réalité, mais pas de mièvrerie ni de naïveté, la lucidité est bien là aussi, la cruauté également. Cette fuite éperdue a ses limites, Joe le sait, mais il s'offre une parenthèse et il offre à Sam un moment de liberté et de poésie qu'il n'oubliera sans doute pas. Et les Jacques et les Robert, on aimerait en rencontrer plus souvent dans la vie.
"Ici chaque chose apparaît plus simple. On parle souvent du retour à la réalité mais jamais du retour au rêve. La vie chez Robert est de cette trempe-là. Il suffit de s'attarder un moment sur ses doigts pour comprendre qu'ils ont passé plus de temps à donner qu'à prendre. On voit bien que ce sont des années de partage qui ont creusé et abîmé ses mains. Que ses rides ne sont pas là par hasard. Que ce ne sont pas des questions qui les ont dessinées mais le mauvais sang qu'il s'est fait pour les autres."
Un court roman, mélancolique et pétri de tendresse. A ne pas manquer.
Lecture précédentes : La dictature des ronces - Tartes aux pommes et fin du monde
Guillaume Siaudeau - Pas trop saignant - 134 pages
Alma Editeur - 2016