Les vies de papier
"Je ne suis pas autocentrée au point de croire que mon mariage fut le plus atroce ou que mon ex-mari fut le pire. Il ne leva jamais la main sur moi (pour ce faire, il eût fallu qu'il monte sur un escabeau) ni ne m'infligea jamais la moindre douleur physique. Je sais aussi que mon mariage ne fut nullement unique, ni typiquement beyroutin. Avec toute la concision de Mme du Deffand qui, comme moi, fut mariée et presque immédiatement séparée : "Ne point aimer son mari est un malheur assez général".
Aaliya Saleh, beyroutine de 72 ans, commence ce premier janvier par la même routine que d'habitude : entamer la traduction en arabe d'un roman de son choix. Régulière comme un métronome, ses traductions passées s'entassent dans des cartons, au milieu d'une salle de bain. Elles ne les a jamais montrées à personne et se contente de les stocker. C'est son trésor.
Quand l'histoire commence, une teinture ratée lui fait les cheveux bleus, comme si elle avait besoin de souligner un peu plus sa singularité dans une société très codifiée. Mariée à 16 ans, retirée de l'école par la même occasion, rapidement répudiée, Aaliya n'a jamais accepté les normes que l'on voulait lui faire respecter en tant que femme. Elle l'exprime avec beaucoup d'esprit, d'à-propos et de fantaisie.
Voilà une lecture qu'il est difficile de résumer tant ce roman fuse dans tous les sens et digresse, suivant l'esprit du moment d'Aaliya. C'est une formidable immersion dans la ville de Beyrouth dont on a l'impression d'entendre le bruit, de sentir les odeurs et de croiser ses habitants. La guerre est évoquée, sans s'y attarder particulièrement. Aaliya mène une existence solitaire, qu'elle a en partie choisie. Son véritable amour, ce sont les livres, qui deviennent le coeur de sa vie. Embauchée dans une librairie après sa répudiation, elle y trouve refuge et ouverture sur le monde.
Progressivement, Aaliya remonte ses souvenirs, évoquant un bref amour, sa mère et principalement son amie Hannah, celle qui a éclairé ses journées tant qu'elle a vécu. Et surtout, elle émaille le tout de citations littéraires et de réflexions sur de grands écrivains. Ce n'est jamais sentencieux ou mal à propos, mais savoureux et jubilatoire. Elle a ses préférés, Pessoa par exemple et au fil des années s'est forgée une connaissance étendue des écrivains et de leur oeuvre.
C'est le genre de livre où l'on aimerait noter un extrait à toutes les pages, c'est drôle, émouvant, vivant et c'est un bonheur d'accompagner Aaliya dans les méandres de sa mémoire.
"Je sais avec certitude qu'elle voulait terminer tous les volumes pour me faire plaisir. J'avais lu l'intégralité deux fois et j'étais intarissable sur le sujet : Marcel, l'écrivain spectaculaire, mon idole et ainsi de suite. Je racontais à tort et à travers pourquoi je l'adorais, que lui, le mondain désespéré, qui allait de réception en réception, le charmeur invétéré, était en réalité l'outsider par excellence, qu'il pouvait être parmi tous les gens avec qui il avait toujours rêvé de sympathiser, il n'en restait pas moins seul au monde, le grain de poussière le plus esseulé de tous".
L'avis de Cathulu Clara Cuné Un autre endroit pour lire
Merci à Babelio et Masse Critique
Rabih Alameddine - Les vies de papier - 326 pages
Traduit de l'anglais par Nicolas Richard
Les Escales - 2016