"Lorsque mes yeux distinguent à nouveau le tesson brun et gris, je me lève en titubant, avec la certitude que je ne prendrai pas la route. Je le sais, exactement de la même manière que j'ai su qu'il fallait fuir l'appartement blanc. A ce moment-là, je ne sais rien encore de Marie Prat. Je ne connais pas encore le géomètre. Il y a juste cette argile noire qui a guéri mon pied, et ce tesson qui fait revenir la garrigue. Pourtant mes pieds parlent, une fois encore. Ils disent que la terre noire est devenue une partie de moi, et que quelque chose doit arriver ici, quelque chose que je ne peux forcer ni par la pensée ni par les gestes, quelque chose qui sourd lentement. Cela se fera ici. Très calmement, je défais mon sac à dos, déroule le sac de couchage, sors le matelas sur la terrasse pour l'aérer, installe une nouvelle fois mon réchaud sur le coffre".
Attention, coup de coeur. C'est un premier roman qui frappe fort, avec une écriture aussi brûlante que le feu dans la garrigue, sujet central du livre, le feu qui fait peur et détruit.
C'est l'histoire de deux Marie, celle d'aujourd'hui qui se raconte dans un cahier blanc et Marie Prat, potière du 19e siècle, évoquée dans un cahier rouge. Leur trajectoire va se croiser dans une cabane abandonnée au fond des bois.
Le livre commence sur le départ subit de Marie. Elle quitte Pierre, le nord, l'appartement blanc, pour prendre la route vers le sud, la garrigue, le lieu du malheur qu'elle a fui dans l'autre sens il y a quinze ans. Elle ne dit rien, elle part à pied, saisie par l'urgence de se colleter enfin au drame qui s'est déroulé là-bas, le souvenir du feu qui a réduit sa vie en cendres.
Elle va droit devant, obstinée, envahie par des images de ses parents, de ses deux grands frères, de ses deux petites soeurs. Elle était celle du milieu, enivrée d'odeurs, de liberté, de cavalcades dans la nature, bercée par un chant de la mère. Elle se coltine les godillots, la boue, la pluie, le vent, l'épuisement, farouchement tendue vers son but.
Son corps va se rappeler à elle et l'obliger à s'arrêter à mi-parcours, là où elle va rencontrer Marie Prat. Sa mère était la servante de Jacques-François Prat, potier renommé. Elle est probablement sa fille, petite bâtarde comme il y en avait tant à l'époque. Elle va se battre pour trouver sa place et travailler l'argile à l'égal des hommes, c'est ce qu'elle veut faire.
"Assise sur une vieille chaise, Jeanne ou Marie regarde les mains du patron et imite tant bien que mal la manière de torsader l'argile, donner une forme grossière, faire apparaître les détails. Elle s'acharne avec un entêtement qui laisse les potiers pantois. Le regard s'aiguise. Les mains apprennent la patience. Elle lance un juron à voix haute, comme les hommes. Il fait froid. Les murs suintent, la peau se fissure. Elle travaille jusqu'à que le froid lui engourdisse les doigts : alors seulement se réchauffent les paumes au-dessus du tas de braises qui active le séchage des pots et couvre les murs de suie".
Marie qui a peur du feu va s'appuyer sur Marie Prat qui travaille avec le feu, pour affronter ses démons. Retranchée dans sa cabane, ne pouvant plus marcher, c'est un chemin intérieur qu'elle va emprunter, aidée par un vieux géomètre, juste là quand il faut. "Nous marchons souvent en silence. Il y a entre nous une forme de compréhension physique, globale, la même qui me relie intuitivement à la forêt, à la clairière, aux arbres, aux pièces de Marie Prat. Il dit nous ne faisons rien de mal. Et c'est vrai. Nous marchons".
Je n'en dirai pas plus sur l'histoire. J'ai été saisie par la beauté de l'écriture, sa puissance, la force des deux femmes, leur manière d'empoigner la matière, de faire face à l'adversité, d'avancer coûte que coûte. Le récit est très incarné, à la fois charnel et poétique. Un premier roman déjà abouti.
Un grand merci à Sabine.
L'avis de Cathulu Le Petit Carré Jaune Ptit Lapin
Prix RTBF Première 2015
Océane Madelaine ne se contente pas de nous offrir un texte brûlant, c'est aussi une potière de talent. Je vous incite à aller faire un tour sur son site, ici, et admirer ses oeuvres délicates.
Océane Madelaine - D'argile et de feu - 120 pages
Editions des Busclats - 2015