Peut-être Esther
"Lorsque Lida, la soeur aînée de ma mère, est morte, j'ai compris ce que signifiait le mot Histoire. Mon désir de savoir était mûr, j'étais prête à faire face aux moulins à vent du souvenir, et puis elle est morte. Je suis restée le souffle coupé, prête à questionner ; si ç'avait été une bande dessinée, ma bulle aurait été vide. L'Histoire, c'est quand il n'y a soudain plus personne à questionner, seulement des sources. Je n'avais plus personne à interroger qui pouvait encore se rappeler cette époque. Il me restait des bribes de souvenirs, des notes douteuses et des documents dans de lointaines archives. Au lieu de poser les questions à temps, j'avais avalé le mot Histoire de travers. Etais-je devenue adulte parce que Lida était morte ? Je me sentais livrée à l'Histoire".
Katja Petrowskaja a grandi dans une famille juive à Kiev, en Ukraine, dans les années 70. Enfance ordinaire dans l'Union Soviétique de l'époque, Katja sent des manques et des non-dits autour de la table familiale, sans s'en préoccuper davantage. Et c'est au moment où elle se sent prête à questionner que meurt la tante Lida, dernière détentrice de l'histoire familiale.
Katja n'a plus d'autre solution que d'aller à la recherche de sa filiation dans les archives et sur lieux mêmes où ses ascendants ont vécu, Varsovie, Berlin, Kiev, reconstituant peu à peu les éléments épars qu'elle trouve, les moments les plus forts se situant à Kiev et ce qui s'est passé au ravin de Babi Yar. C'est toute la Mitteleuropa disparue qui ressurgi, avec son cortège d'arrestations, de massacres, de camps nazis et soviétiques.
J'ai pensé plus d'une fois "aux disparus" de Daniel Mendelshon, même recherche, même territoire ou presque, même désir de savoir de la troisième génération. Katja Petrowskaja va faire revivre les figures de sa jeunesse, ses deux babouchkas, Rita et Rosa, elle explore les différentes facettes des ancêtres qu'elle retrouve, dont un certain nombre ont créé des écoles de sourds-muets. Il y a aussi un grand-père, prisonnier de guerre, revenu au foyer seulement quarante et un an plus tard ; un arrière grand oncle responsable d'un attentat contre un ambassadeur allemand, une arrière-grand-mère qui s'appelait peut-être Esther, abattue à Kiev en 1941 et bien d'autres.
Nous ressentons à la lecture les doutes de l'auteure, ses moments de découragement, ses suppositions sur les évènements, ses déambulations dans une Europe oublieuse des traces que les drames ont laissées. C'est un récit émouvant et prenant, dressant des portraits chaleureux, redonnant des contours à tout un mode de vie qui a été balayé.
J'ai pris beaucoup d'intérêt à cette lecture, j'aurais un seul petit reproche, il est parfois difficile de s'y retrouver dans la parentèle de l'auteure, les côtés paternels et maternels, un arbre généalogique m'aurait été utile. C'est néanmoins un détail qui ne doit pas vous arrêter, c'est un livre très réussi, instructif et surtout touchant. De plus, l'actualité récente démontre que l'on en sait jamais assez sur le sujet.
"Les gens marchaient à vive allure, il bruinait toujours et nul ne semblait savoir que certaines rues de la ville étaient pavées des dalles funéraires du vieux cimetière juif. Pendant la guerre, alors qu'il n'y avait plus de juifs à Kalisz, on avait retiré du cimetière les matzevahs, ces pierres tombales juives, on les avait sciées en carrés et posées dans la rue, le dos tourné vers le haut, de sorte qu'on ne voie pas les lettres hébraïques quand on marchait dessus. C'était un système d'extermination à sécurité multiple. Qu'on le sache ou non, quiconque parcourt les rue de Kalisz foule aux pieds ces pierres tombales".
L'auteure : Katja Petrowskaja est née à Kiev en 1970. Après des études littéraires à Tartu en Estonie, puis à New-York, Stanford et Moscou, elle s'est installée à Berlin, où elle est journaliste pour divers médias russes et allemands. Peut-être Esther, qu'elle a choisi d'écrire en allemand, est son premier livre (source Seuil)
Ce livre a reçu le prix Ingeborg Bachmann 2013
Merci à Babelio et aux Editions du Seuil
Une interview éclairante de l'auteure, à l'humeur vagabonde ici
Katja Petrowskaja - Peut-être Esther - 271 pages
traduit de l'allemand par Barbara Fontaine
Editions du Seuil - 2015