Pour en finir avec Eddy Bellegueule
L'auteur parle d'un roman, tout en disant qu'il s'agit de son enfance. Difficile en lisant ce livre de ne pas le voir uniquement comme un récit autobiographique, puissant, dérangeant, cru. Pas de dissimulation derrière de belles phrases, les mots qu'il faut sont utilisés, violents, vulgaires, brutaux.
Cette lecture est un véritable choc, tant la réalité décrite est dure. Eddy naît dans un village picard, loin de tout, au milieu de nulle part. Se révélant très tôt efféminé, faisant de grands gestes, parlant haut perché, il devient une cible facile dans ce milieu d'ouvriers pauvres et de chômeurs, machistes assumés, alcooliques souvent, racistes, maintenus dans une misère qui ne leur permet à peu près rien et surtout pas d'en sortir un jour.
J'ai dû faire souvent un effort pour assimiler qu'Eddy était né dans les années 90, tellement j'avais l'impression d'un contexte datant des années 50. Zola n'est pas loin. Eddy souffre de sa différence et lutte contre, il voudrait devenir un dur comme les autres garçons, jusqu'au jour où il comprendra que sa seule planche de salut est la fuite, fuite que lui permettra le lycée.
Je suis encore sous le coup d'émotions variées, sans arriver à les ordonner, j'ai rarement lu un récit aussi vrai sur ces milieux dont on ne parle jamais en littérature, très frustres, n'ayant pour seul dérivatif que la télévision à longueur de journée, l'alcool, les jeux débiles exacerbant la virilité. Eddy parle souvent de la honte ressentie en constatant le manque d'argent, la pauvreté de leur logement, l'impossibilité d'éclairer plusieurs pièces en même temps ou de prendre une douche tous les jours. "la honte de vivre dans une maison qui semblait s'écrouler un peu plus chaque jour. C'est pas une baraque, c'est une ruine".
L'auteur a mêlé ses souvenirs personnels à des réflexions sociologiques, ce qui permet de prendre un peu de distance et mieux comprendre le fonctionnement du village, d'où l'on ne part pas, restant en général dans un périmètre très étroit. Les hommes dominent, les femmes subissent, les enfants savent qu'ils n'ont pas d'autre avenir que celui de leurs parents. Eddy ne peut pas trouver sa place dans cet univers-là, qui ne l'accepte d'ailleurs pas "comment il parle l'autre, pour qui il se prend. Ça y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie".
Mais le thème central est celui de l'homosexualité, impossible à dire et à supporter dans un milieu où les hommes se doivent d'être des gros durs, obsédés par l'idée de ne pas passer pour des pédés. "Une volée qui faut lui donner, une bonne branlée pour qu'il oublie pas, c'est que comme ça, y a que de cette façon-là qu'on devient un homme."
Je n'ai pas envie de trop en dire, c'est important d'avoir une vue d'ensemble du livre, qui alterne le récit d'Eddy et les propos de son entourage, en italique. Certains extraits pourraient paraître insupportables alors qu'ils s'inscrivent dans un tout cohérent.
J'ai juste un regret, le livre s'achève lorsqu'Eddy entre au lycée, j'aurais aimé qu'il raconte comment il est arrivé à être un brillant étudiant en sociologie et en philosophie. Dans la scène d'ouverture du livre, il a 10 ans, à la parution 21 ans. L'évolution entre les deux est fantastique.
J'ai conscience d'en parler maladroitement, c'est à lire absolument, en sachant que l'on en sort complètement sonné.
"Les mots maniéré, efféminé résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes : pas seulement au collège, pas uniquement de la part des deux garçons. Ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétait à moi-même. Je me répétais qu'ils avaient raison. J'espérais changer. Mais mon corps ne m'obéissait pas et les injures reprenaient."
Edouard Louis - En finir avec Eddy Bellegueule -220 pages
Seuil - Janvier 2014