"Laure est aimée, tant aimée. Pourtant Laure est morte.
Je suis vivante, je n'ai pas la conviction d'être aimée.
Mon mari a tenté de me tuer.
Ma soeur a perdu ses bras et ses jambes.
Mon grand-père est mort depuis si longtemps.
Mon père ne me regarde plus.
Ma mère ne m'a jamais regardée.
Ma grand-mère non plus.
Si je venais à décéder, qui penserait à faire passer une annonce ?
Personne."
Dans cette rentrée littéraire, jusqu'à présent deux livres m'ont fait vraiment vibrer et ce sont deux premiers romans, "Monde sans oiseaux" de Karin Serres et celui-ci. On parcourt les premières pages et on sait que l'on entend "une voix" qui attrape et retient.
"Les mutilés" n'est pas un livre aimable, il secoue, il remue, il interpelle dans une langue époustouflante, acérée, sans aucun gras, parsemée de mots rares (prévoir un dico). Il va nous chercher dans nos petites compromissions, nos petits conforts, nos habitudes nocives, censées nous assurer la tranquillité, notre volontaire aveuglement devant ce que la société réclame de nous.
Dès les premières lignes, la narratrice Lucyle, nous assène qu'elle vient d'être violemment battue par son mari. Milieu très riche, faux-semblants, couple dévoré par les apparences et le toujours plus. Loin de l'abattre, les coups vont la faire réagir et s'interroger sur ce qui l'a amenée là, à accepter cette vie qui n'en est pas une, parmi des pantins méprisants "Tous ceux qui contemplent avec envie l'élite, ce condensé de trivialité monétisé avili par l'engrenage de la corruption et du vice, s'ils savaient ..."
Lucyle va partir à la recherche des fantômes du passé, ceux qui justement mutilent l'Etre. Mutilations collectives, mutilations individuelles, mutilation réelle pour sa soeur. Sa généalogie ne manque pas de drames sus ou tus, le côté paternel ayant connu les camps nazis et l'exil et le côté maternel l'Algérie. En même temps qu'elle explore son histoire personnelle, elle interroge brutalement le monde dans lequel nous vivons qui craint tellement la mort au point de l'avoir occultée, et se perd dans une course à l'argent et au pouvoir.
"Les humains confondent puissance et pouvoir.
Ils se prennent pour des êtres puissants alors qu'ils ne sont que des êtres de pouvoir.
Pétrifiés.
La puissance ne s'exerce pas, elle est Une.
Elle est en soi, ou pas.
Etre puissant, c'est justement ne plus avoir besoin d'exercer le moindre pouvoir."
Lucyle n'est pas une victime, si elle poursuit sa quête des origines avec détermination, c'est pour repartir d'un meilleur pied dans la vie, arrêter de se conformer à ce qu'attendent les autres et se trouver enfin, elle.
"Je ne me sens pas à l'aise dans ce siècle bancal où l'on plaque le beau nom d'amitié ou d'amour sur des relations qui ne sont fondées que sur l'utilité".
48 chapitres courts, des phrases courtes et sèches aussi. Si la narration est quelquefois un peu brouillonne, la force de l'ensemble est telle que ce n'est pas important. C'est un livre qui pourrait paraître très noir, mais qui porte une énergie revigorante en lui. Je ne l'aurai pas oublié dans huit jours celui-là ..
Cathulu, la tentatrice, que je remercie chaleureusement d'avoir attiré mon attention sur cette auteure très prometteuse.
L'auteure justement, parle nettement mieux que moi de son roman, dans la vidéo ci-dessous, n'hésitez pas à l'écouter.
Marianne Vic - Les mutilés - 234 pages
Editions des Equateurs - 2013