La mémoire est une chienne indocile
"La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s'invite quand elle a faim, pas lorsque c'est vous l'affamé. Elle obéit à un calendrier qui n'appartient qu'à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s'emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. C'est drôle, parfois, ce que l'on peut se rappeler".
Très gros coup de coeur pour ce roman dense, foisonnant, époustouflant, captivant etc .. Je pourrais vous le présenter de différentes manières tellement les sujets abordés sont variés et s'entremêlent subtilement.
Le fond du roman aborde le combat des noirs d'Amérique pour l'obtention des Droits Civiques et les premiers témoignages des survivants des camps de la mort nazis, en 1946. J'y ai appris beaucoup de choses que j'ignorais, sans lourdeur, parce que c'est un vrai roman et que les personnages ne sont pas sacrifiés aux évènements, au contraire.
Parlons-en des personnages : d'abord Lamont, jeune noir du Bronx qui vient de sortir de prison et a été embauché pour une période de probation de 6 mois au Centre de Cancérologie de Manhattan. Son obsession est de retrouver sa fille, âgée de 8 ans, dont la mère est partie sans laisser de traces. Pour ce faire, il doit se tenir tranquille, ne pas se faire remarquer et peut-être aura-t'il une chance de garder son emploi.
A quelques rues de là, Adam Zignelik, professeur d'histoire à Colombia, est menacé, lui, de perdre son poste, parce qu'il n'a rien publié depuis plusieurs années. Parallèlement, il rompt avec sa femme, ce qui le rend profondément malheureux. Désespéré et se sentant dans une impasse personnelle et professionnelle, il écoute cependant un vieil ami de son père qui lui conseille d'enquêter sur la présence de soldats noirs à la libération du camp de Dachau, présence niée par l'armée. Adam est écrasé par l'ombre de son père, brillant avocat juif qui a lutté sans relâche pour la cause des Droits Civiques.
Comment ces deux hommes si dissemblables vont-ils se rencontrer ? C'est là que l'auteur est d'une redoutable habileté, de nombreux autres personnages vont intervenir, notamment un malade que Lamont prend l'habitude de visiter après son travail, Henri Mandelbrot. Il a un tatouage sur le bras et tient à lui raconter tout ce qu'il a vécu quand il faisait partie des sonderkommandos à Auschwitz-Birkenau.
De son côté, Adam Zignelik mis sur la piste de documents cruciaux à Chicago, enquête sur un psychologue américain d'origine polonaise, Henry Border, l'homme qui a recueilli les premiers témoignages des survivants des camps. Plus il avance, plus il prend sa recherche à coeur, entrevoyant enfin une issue à son marasme des derniers mois.
J'ai été un peu déconcertée au début par les passages rapides d'un personnage à l'autre, d'une époque à une autre, d'un continent à l'autre, mais je m'y suis habituée très vite, prise dès le début par l'intérêt des personnages et le récit d'évènements réels, poignants et révoltants. Une fois commencé, c'est difficile de le lâcher, on n'a qu'une hâte, les retrouver tous et progresser dans l'histoire. J'ai apprécié que l'auteur précise à la fin de quels personnages réels il s'est inspiré et ceux qui sont de pure fiction.
Pourquoi ne voit-on pas plus ce formidable roman sur les blogs ? Il peut combler à la fois les amateurs de romanesque et les amateurs d'histoire, ce n'est pas si fréquent.
"Ah ça oui, quand nous en avons eu l'occasion, bon Dieu, ce qu'on s'est battus ! Dans des villes, d'un bout à l'autre de l'Europe, nous avons combattu les nazis ; parfois, c'était du combat rue par rue. Nous les avons combattus durement, au corps à corps, une rue après l'autre. Mais une fois toutes ces rues libérées et placées sous contrôle allié, les soldats noirs parmi ces libérateurs ont été procrits, et ces rues qu'ils venaient d'enlever leur étaient interdites. Nous avons vu nos amis prendre ces rues et finir mutilés ou tués, mutilés ou tués en capturant des prisonniers de guerre allemands. Certains d'entre nous ont été placés sous le commandement d'officiers blancs brutaux - souvent des Sudistes. On pensait que ces hommes sauraient tirer le meilleur d'hommes de couleur. Lors des spectacles organisés par l'USO, ils nous réservaient même des places derrière les prisonniers de guerre allemands".
Elliot Perlman - La mémoire est une chienne indocile - 576 pages
Editions Robert Laffont - Janvier 2013