En mémoire de la forêt
"Pour moi, la politique s'était toujours résumée à un bruit lointain. Comme tout le monde, je tenais le système en piètre estime. Lorsque l'ordre ancien s'effondra par le sommet, j'eus l'espoir de pouvoir mener une vie de paysan "normale". Aujourd'hui, je me rends compte que je ne faisais que répéter bêtement ce que les gens disaient : désormais nous allions mener une vie "normale". Quand j'essaie d'y voir un peu plus clair, il se peut que notre conception de la normalité fût extrêmement vague".
Jadowia. Un village de Pologne, à proximité de Varsovie, dans les années qui ont suivi la chute du communisme. La période est troublée, personne ne sait ce qui va sortir de la nouvelle situation. Tout le monde vit pauvrement, les trafics et les combines continuent, les oligarques du village sont toujours en place, tout en sachant leur temps compté.
C'est dans ce climat incertain que l'on retrouve le cadavre de Tomek Powierza dans la forêt, le crâne fracassé. Certain de ne pas pouvoir compter sur les autorités, son père se met en tête de retrouver le ou les coupables, aidé de son voisin, le jeune Leszek, copain d'enfance de Tomek. Leurs deux fermes se touchent.
La quatrième de couverture parle d'un thriller hors-norme, je commencerais par enlever le mot thriller, c'est à la fois plus et mieux. Les cent cinquantes premières pages se déroulent sur un rythme très lent, l'auteur prend le temps de décrire le contexte, les personnages, la vie du village, la pauvreté, la boue, l'alcool, les médisances, la solidarité aussi.On prend ses repères, sans savoir exactement où l'on va. Plusieurs narrateurs interviennent, le plus important d'entre eux Leszek, va donner de sa personne pour comprendre ce qui s'est passé et perdre au passage sa naïveté et ses illusions. Plonger dans la mémoire collective l'obligera à regarder aussi en face son histoire familiale, moins limpide qu'il ne pensait.
C'est une histoire qui parle de mémoire et d'oubli, d'histoires individuelles mêlées à l'histoire collective. La mort de Tomek contraint le village à se pencher sur les années du communisme, avec son cortège d'espionnage généralisé, de compromissions pour survivre. Mais il faudra remonter plus loin, à la seconde guerre mondiale, et à ceux qui vivaient là avant, les Juifs de Jadowia qui ont été décimés.
"Répondez-moi : est-ce que vous avez l'impression qu'ils manquent aux villageois ? Est-ce que vous voyez le moindre signe ne serait-ce que de leur présence ici jadis ? La trace de ceux qui ont construit ces maisons ? Est-ce que vous entendez les vieux parler du challah de Klemsztein, le boulanger ? Du calme des rues les vendredis après-midi ? Est-ce que vous les entendez raconter qu'il y avait autrefois un homme dans le village qui savait réparer les souliers ? Ou raccommoder les manteaux ? Vous avez vu des plaques pour ces gens-là ? Un pierre posée à l'endroit où reposent leurs morts ?"
Parallèlement au meurtre de Tomek, les fondations de certaines maisons du village sont attaquées et des pierres disparaissent mystérieusement. Les habitants sont hantés par la peur de voir revenir les Juifs, réclamant leurs biens. La paranoïa gagne du terrain.
La récompense arrive avec la deuxième partie du roman, l'intrigue se déploie, les caractères s'approfondissent, les personnages s'étoffent, Jablonski, le vieux cacique qui essaie de sauver ce qu'il peut, le Père Tadeusz, prêtre du village qui sort de ses livres pour faire ressurgir un pan du passé, Jola l'amoureuse de Leszek. Pas de révélations fracassantes, on sait à peu près à quoi l'on a affaire, mais l'auteur dénoue les fils de son histoire avec subtilité et précision, j'ai lu les derniers chapitres au même rythme qu'un thriller, c'est vrai. Comme le titre du roman le laisse supposer, la forêt tient une grande place dans le roman, tour à tour mystérieuse, protectrice, dangereuse, détentrice de secrets obscurs.
L'Histoire avec un grand H ne prend pas le pas sur la vie des personnages, montrée dans toute sa complexité. Comment rester droit et vivant lorsque les forces en présence sont tellement glauques et violentes ? Leszek comprendra qu'il ne peut pas juger une époque qu'il n'a pas connue. Dans les derniers chapitres il y a quelques pages admirables, sous la forme d'une homélie du Père Tadeusz.
Un excellent roman, à la fois distrayant, instructif et très bien écrit.
L'auteur : Charles T. Power, né en 1943 dans le Missouri a dirigé depuis Varsovie le département Europe de l'Est du Los Angeles Times. Il est décédé brutalement en 1996 après avoir remis le manuscrit de son seul roman à son éditeur.
Anna Emma et Karine l'ont aimé, Valou l'a abandonné
Charles T. Power - En mémoire de la forêt - 477 pages
Sonatine - 2011