Chaos sur la toile
"Mais Karitas en avait tout à coup eu assez de sa famille et avait seulement besoin de vite sortir de la salle pour respirer de l'air frais. Qu'est-ce qu'ils croyaient savoir sur l'art pictural, les gamins ? Surréalistes ? Fallait-il maintenant que je me barbouille de quelque tendance ? Mes tableaux étaient ma tendance. Les miens, ceux qui m'étaient les plus proches, ne pouvaient-ils donc rien dire de leurs propres tripes sur mes tableaux ? Et pouquoi mon fils ne pouvait-il rien dire, et où était l'autre fichu garnement ? Ils n'avaient pas idée de combien j'avais travaillé dur. Ils pouvaient bien aller se faire voir avec leur foutu dîner et pourquoi donc bon sang Sigmar n'était-il pas venu ? Le seul homme qui savait apprécier mes tableaux en connaisseur".
Karitas est peintre. Au début du roman, elle est enfin seule dans la campagne islandaise et peut se livrer autant qu'elle veut à son art, sans être interrompue ou dérangée. Elle a laissé au loin ses trois enfants, son mari Sigmar, et ses encombrants frères et soeurs.
En cours de lecture, je me suis aperçue qu'un premier livre était paru, sur l'enfance et la jeunesse de Karitas, il m'a manqué des éléments de compréhension, même si celui-ci peut se lire indépendamment, par exemple la rencontre entre Karitas et Sigmar, son si beau mari, celui qui l'a empêchée de se consacrer pleinement à la peinture en lui faisant enfant sur enfant.
Ici, l'histoire commence au sortir de la deuxième guerre mondiale, en 1945 et se déroule jusqu'aux années 1990, quand Karitas est une vieille femme et peut se retourner sur sa vie. Je ne vais pas pouvoir résumer tout ce qui se passe sur une cinquantaine d'années et vais me contenter de mentionner ce qui m'a plu dans les multiples évènements petits et grands qui surviennent.
Tout d'abord, il y a de magnifiques descriptions de nature et de paysages que ce soit en Islande ou ailleurs, puisque Karitas se retrouve en France, à New-York et à Rome. Puis, un vaste tableau de la condition des femmes dans cette île isolée, des années 1900 à nos jours , avec la difficulté pour Karitas de faire reconnaître qu'elle veut une vie à elle et pas seulement être épouse et mère. Karitas est dévorée par son art, elle met la création au dessus de tout en se moquant de l'incompréhension de son entourage. L'histoire est ponctuée de courtes descriptions des toiles de Karitas, en relation directe avec ce qu'elle vit à ce moment là.
Quant à sa vie affective ... il n'y a pas d'approche psychologique très fouillée, Karitas reste souvent opaque au lecteur, elle apparaît égoïste, assez distante, voire ironique et pourtant je me suis passionnée pour son récit, sa façon de voir les gens. Elle est à la fois soumise aux pressions de sa famille et très forte en ce qui concerne son art, elle finira d'ailleurs par devenir célèbre. Sa relation à son mari, Sigmar est étrange, elle le fuit et ne le voit qu'épisodiquement, mais retombe sous son emprise dès qu'elle le voit. Elle a "abandonné" sa fille à sa redoutable soeur Bjarghildur, semble le lui reprocher, mais dès qu'un problème surgit, elle laisse tout le monde en plan et se réfugie dans son atelier. Ce n'est guère mieux avec ses fils, ce qui ne l'empêchera pas de prendre en charge sa petite-fille Silfa.
Je ne voudrais pas donner l'impression d'un livre ennuyeux et compliqué, il est dense, avec des ramifications et demande de l'attention, mais je le quittais à regret et le reprenais dès que possible, immergée dans la mentalité islandaise et dans la peinture, pressée de connaître le déroulement de l'histoire.
Ce roman est pour vous si vous ne redoutez pas une certaine lenteur et aimez les grandes fresques familiales.
"Il y a quelque chose dans ses tableaux que je ne saisis pas, dit Pia, je m'y connaissais plutôt bien en art fut un temps et je sais qu'elle est très capable sur le plan technique mais bien qu'elle peigne ainsi de l'abstrait il y a une maudite intonation dans ses oeuvres qui me met mal à l'aise, comme si elle blâmait l'individu, riait même de lui. Et Karlina qui n'était jamais venue à une exposition de tableaux dit : je me demande si ce n'est pas seulement son effroyable expérience qui éclate dans ses tableaux. Elle a perdu un enfant en bas âge et en avait presque perdu aussi la raison, puis sa soeur est partie dans le Nord avec un des jumeaux et son mari, mon cousin, n'en fichait pas une rame, ce démon à image d'homme, il était juste toujours en mer, imagine-toi, et puis il a trahi mon Thorfinnur".
Le hasard fait que le roman précédent sort en poche ces jours-ci. Il a rejoint ma PAL et n'y restera pas longtemps.
Kristin Marja Baldursdottir - Chaos sur la toile - 637 pages
Gaïa - Octobre 2011