Le chagrin
"Je suis le maillon rompu, celui sur lequel s'est cassée la chaîne, je les porte en moi, je ne peux pas me débarrasser de leur poison, mais leur poison ne peut plus atteindre les miens, ils sont devenus lointains, invisibles, inaudibles, plus rien de mauvais ne se transmet d'eux, sauf ce que je porte en moi et que je vais continuer d'écrire, et que tu liras peut-être un jour, ma Sophie, mais alors tu seras suffisamment grande et forte pour en sourire".
Je ne sais pas trop comment restituer mes impressions de lecture, tellement ce "roman" est dense, traversé d'émotions intenses, d'évènements traumatisants, de désastres en tout genre. Le chagrin est en effet omniprésent et le narrateur mêle étroitement ses souvenirs d'enfant et sa vie d'adulte, montrant bien comment les failles du passé peuvent peser lourd sur l'avenir d'un individu, sur sa capacité à établir des liens et à vivre en société.
Il y a d'abord une histoire familiale. Un couple, 11 enfants. Très catholique la famille, tendance extrême-droite. Le père, porteur d'un nom prestigieux, la mère issue de la grande bourgeoisie bordelaise, soucieuse avant tout de "tenir son rang". Ils se marient en 1944, onze jours après le débarquement, soutiennent le régime de Vichy, choisiront plus tard le camp de l'Algérie française.
Les exigences de la mère, la faiblesse du père devant sa femme, vont aboutir à une série de catastrophes où les enfants sont très malmenés. On est stupéfait devant les épreuves qu'ils subissent, dans un milieu où rien ne doit se voir, où le principal est de sauver les apparences. Le narrateur, William, revient souvent sur certains traumatismes, notamment celui de leur expulsion du jour au lendemain d'un superbe appartement à Neuilly.
Mais ce qui est omniprésent, c'est sa haine de la mère, une femme tyrannique, hystérique, sourde à ses enfants, comédienne, théâtrale, dans une bagarre perpétuelle avec le père qui lui ment, s'endette toujours davantage pour lui faire plaisir, avec une irresponsabilité incroyable. Ses aînés partagent cette haine, du moins juqu'à un certain point, il en fera l'amère expérience plus tard.
Le livre ne se réduit pas à l'histoire de cette enfance saccagée, il couvre aussi une quarantaine d'années d'histoire tout court, politique et sociale. J'ai été autant intéressée par les deux aspects, c'est toute une époque qui revit sous nos yeux avec énormément de sensibilité et d'acuité.
William est un petit garçon docile et apeuré, il mettra longtemps avant de réagir à ce qui lui est inculqué. Il en sortira très révolté, avec un dégoût des curés, des huissiers, des institutions, de certaines personnes qui ne les ont jamais aidés. Deux mariages et quatre enfants ne suffiront pas à le guérir des gouffres cotoyés trop jeune. Heureusement, à un moment de sa vie, l'écriture sera là pour le sauver.
Pour être tout-à-fait honnête, j'ai ressenti un certain malaise dans les cent dernières pages, le sentiment de regarder par le trou de la serrure. Pourquoi intituler roman ce qui est apparemment une autobiographie ? Et pourquoi le choix de l'auteur de régler ses comptes publiquement ? Un premier roman portant sur l'histoire familiale est paru en 1990 "priez pour nous". Le raz-de-marée qui en a découlé n'est guère surprenant.
Malgré ces réserves, je ne saurais trop vous conseiller la lecture de ce livre dont la richesse et la sincérité ne font aucun doute.
L'avis de Ankya et de Pimprenelle qui a les mêmes interrogations que moi.
Le chagrin - Lionel Duroy - 548 pages
Julliard - 2010