L'argent, l'urgence
"Stop. Règle n° 1 : ne pas se laisser abattre. (vous vous l'êtes promis, non ?). Ce n'est pas le moment. Cà commence à peine. Une journée à tenir (la première). Si vous laissez le découragement vous atteindre dès le début, cela va vous paraître interminable. Cà le paraît déjà (je sais). Mais (gare) çà peut être pire. Respirez. Mieux. Respiration profonde. Encore. Oui. C'est mieux. Du mouvement. Ne restez pas inactive. Faites quelque chose. N'importe quoi (d'autre)."
Quel livre coup de poing ! J'ai été subjuguée par l'écriture qui rend à la perfection l'état dans lequel se retrouve la narratrice. Elle est contrainte d'accepter un travail qui ne lui convient pas du tout pour éponger les dettes qui s'accumulent. Son compagnon qui n'est nommé que sous le vocable "l'homme-à-élever" la pousse à accepter ce travail, lui-même ne pouvant pas en chercher un (trop fragile).
Elle y laisse peu à peu son âme, ses forces, ses désirs, ses envies. Avant, elle avait un atelier et créait des pièces uniques. Au début, elle résiste en allant se réfugier à l'atelier pour y retrouver ses pensées bien à elle, mais l'homme-à-élever l'en déloge peu à peu. Elle se laisse vampiriser par lui jusqu'à perdre de vue sa propre personnalité.
Elle glisse vers une non-vie où elle ne ressent plus rien, même plus la nécessité de se dégager de ce travail qui la dévitalise complètement, et de l'homme-à-élever qui ne pense qu'à lui. Au moment où l'on désespère de la voir se sortir de là, une étincelle survient qui lui permet de reprendre doucement sa vie en main.
"Comprendre. A ce point. Excuser. Qui vous a appris çà ? De nos jours ! Education réussie (c'est du joli). A l'ancienne (vous çà ne compte pas). Réussie dehors. Dehors seulement. Parce que dedans, çà hurle. Cà hurle dans votre tête (migraine). Cà hurle dans chacune de vos cellules : qu'il vous lâche. Qu'il vous lâche enfin. Que surtout (oui surtout) il arrête de s'occuper de vous. Que surtout (oui surtout) il s'occupe de lui (Et vous ? vous vous occupez de qui ?). Dedans çà hurle : et que surtout merde il laisse votre argent, votre putain d'argent que vous vous emmerdez tant à gagner, qu'il le laisse tranquille. Tranquille."
J'ai rarement eu l'impression aussi forte d'être dans la tête de la narratrice. Les phrases très courtes, seulement un mot parfois, les parenthèses, rendent admirablement ce qu'elle pense, ce qu'elle devrait penser et faire (d'après elle) et ce qu'elle suppose que les autres voient. Elle est d'une implacable lucidité, ce qui ne lui donne pas pour autant la force de réagir, sauf à la fin.
Les premières pages m'ont déconcertée, mais très vite j'ai adhéré au style et n'ai eu aucun mal à me couler dans l'histoire. Je vais vite lire un autre roman de l'auteur.
Merci à Anne pour cette belle découverte.
L'avis d'Antigone
Le billet de Pierre Assouline
L'argent, l'urgence - Louise Desbrusses - 170 pages
Editions P.O.L. - 2006